La gestion des rémunérations et la transparence salariale sont des sujets complexes, particulièrement pour les dirigeants et responsables RH. À travers les témoignages croisés de Céline Cusset, dirigeante du Groupe Diverty (groupe d’une trentaine de salariés spécialisé dans le teambuilding), Matthieu Brunet, à la tête d’Arcadie (importateur d’épices bio avec une centaine de salariés), et Edouard Pick, PDG de Clinitex (entreprise spécialisée dans le nettoyage avec 4 000 salariés), découvrez des approches innovantes et audacieuses de gestion des rémunérations et de mise en transparence des chiffres dans l’entreprise.
Déterminer les salaires, une responsabilité concentrée sur l’employeur
Il n’y a pas de réponse unique ou de recette miracle quand il s’agit de la question des salaires. Les décisions liées à l’argent, lorsqu’elles sont non transparentes, peuvent être lourdes à porter par le dirigeant employeur.
Pour Céline Cusset, les demandes répétées d’augmentation ont mis en lumière l’absence d’un cadre structuré.
« Les entretiens individuels se sont transformés en des lieux de demande d’augmentation, ce qui est devenu inconfortable. Lorsque l’entreprise était plus petite, c’était un non sujet parce qu’on était petit et que l’on faisait avec ce que l’on avait. Et puis, quand on a commencé à grandir, ça a transformé la relation dans les entretiens individuels. On ne parlait plus d’évolution ou d’envie, mais de : “ok, comment je peux être augmenté” »,
se rappelle-t-elle.
Chez Arcadie, Matthieu Brunet a trouvé une partie de la solution dans la grille issue de la convention collective.
« On a une grille salariale basée sur six critères, mais les écarts deviennent plus grands pour les hauts salaires, ce qui complique les décisions ».
De son côté, Edouard Pick a agit par intuition, avec une publication soudaine des salaires.
« Un soir, j’ai décidé de publier tous les salaires sur l’intranet, un peu comme un coup de poker, tout en sachant que la rigueur qu’il avait mis en place pendant 40 ans le permettait aisément, même s’il y a toujours l’appréhension au moment où on le fait.»
explique-t-il. Avec le recul, il raconte :
« Si c’était à refaire je le referais, mais pas un vendredi soir, parce que le week-end était un petit peu anxiogène. Je me suis dit mince, nous on a le sentiment que c’est cohérent, mais si les autres ne le voient pas comme ça on va avoir des pneus qui brûlent devant l’entreprise. Et finalement lundi matin il y a eu quelques réactions tout de même, deux personnes notamment qui sont venues mécontentes et effectivement malgré notre rigueur il y avait des incohérences et on a pu régulariser la situation pour ces deux personnes. »
Cette mise en transparence a provoqué une prise de conscience autour de la rémunération d’un corps de métier de l’entreprise «qui étaient un peu sous payés et qu’on a pu revaloriser à travers la politique salariale».
Évolution vers des grilles de salaires plus objectivées, voir des salaires autodéterminés
Face à ces enjeux, chacun a développé un système spécifique pour objectiver les rémunérations et limiter l’effet “arbitraire”. Céline Cusset a créé une grille basée sur dix critères, prenant en compte la performance et des éléments tels que l’implication dans la gouvernance.
« J’ai listé les facteurs qui comptaient pour que l’organisation atteigne ses objectifs, financiers mais aussi en termes de communication interne, de bien-être au travail. Il y en a eu 50, puis 40 et aujourd’hui il y a 10 facteurs sur la grille. Chaque facteur a des cotes. Il y a jusqu’à 8 cotes. Ensuite un algorithme donne des points à chacune des cotes sur chacun des facteurs. Tout cela donne un rang qui donne un salaire.”
Pour Matthieu Brunet, la convention collective qui est bien détaillée permet de sortir de la subjectivité que l’équipe de direction pourrait avoir. Il a par ailleurs mis en place une expérimentation d’autodétermination des salaires au sein de l’équipe de managers.
Edouard, lui, a adopté un système d’autodétermination salariale où chaque employé peut proposer une augmentation basée sur ses responsabilités :
« Les collaborateurs ont pu déterminer eux-mêmes leur salaire fixe mensuel, avec des garde-fous pour éviter les demandes farfelues ».
Oeil du coach : Aliocha Iordanoff
Il y a souvent une idée qu’établir des critères et les rassembler dans une grille pour objectiver les rémunérations et leur évolution rendrait le sujet plus rationnel et limiterait le sentiment d’injustice. En réalité, on observe que ce n’est pas vraiment ce qui se passe. Le sentiment d’injustice peut toujours exister. Parce que le sentiment d’injustice se joue sur des facteurs particulièrement intimes, personnels et notamment liés à notre enfance ou notre éducation, et plus globalement à tout ce qu’on appelle nos valeurs. Or, même si l’argent et les salaires sont des choses qui se comptent, ils échappent pour l’essentiel à la raison quand il s’agit de se comparer, de s’évaluer, ou d’obtenir de la reconnaissance. Dans tous les cas, il faut reconnaître qu’établir des critères permet d’avoir une base de discussion et de sortir d’une appréciation subjective de valeur.
Cela étant, il y a deux choses auxquelles il faut faire très attention dans le choix des critères.
1 – Il est intéressant de regarder ce que la mise en place d’un critère d’évaluation va générer comme comportement. Les gens sont intelligents ! Les salariés d’une entreprise vont s’adapter au système de rémunération. Ils vont donc modeler leur comportement en fonction de ce qui est promu par cette grille de salaire s’ils veulent augmenter leur rémunération. C’est là qu’on voit, par exemple, que les mécanismes d’incitation individuelle peuvent susciter de la concurrence, alors que ce n’est pas toujours ce qu’on a voulu générer au départ. Un autre exemple serait une grille de critères qui valorise la productivité et en même temps, on entend les managers se plaindre du manque d’initiative et d’autonomie. Si ce n’est pas l’initiative et l’autonomie qui permettent d’augmenter son salaire, on peut comprendre que les salariés n’investissent pas ces postures.
2 – Il est intéressant de regarder les effets générés par les critères qui cherchent à compenser quelque chose. Par exemple une grille de critères qui chercherait à compenser la charge mentale ou le stress en rémunérant mieux les rôles réputés à forte charge mentale. Bien sûr, cela va avoir l’avantage de rémunérer des gens qui probablement le méritent et vivent des désagréments du fait de leurs responsabilités. Mais cela peut également envoyer un autre signal implicite dans l’organisation qui est que si l’on veut augmenter sa rémunération, il faut être stressé et débordé. On peut se demander à quel point les systèmes de rémunération génèrent ce que l’on redoute et ce qu’on cherche à éviter. Les dynamiques de compensation et d’incitation sont complémentaires mais peuvent parfois agir dans des directions opposées.
Entre transparence et autodétermination, quels bienfaits et limites ?
Pour Céline, la transparence des salaires a été un levier de sérénité.
« Je leur ai dit : ne fantasmez plus à la machine à café, les salaires sont là, visibles et justifiables »
La réaction des salariés après la mise en transparence de leurs salaires fut, contre toute attente, tranquille et fluide.
Chez Arcadie, Matthieu a expérimenté la transparence uniquement au sein des cadres :
« Ils ont tous abouti à se donner le même salaire, refusant d’assumer des différences »,
Edouard, quant à lui, ne regrette pas son choix d’avoir rendu les salaires transparents et autodéterminés et observe que
« 85 % des demandes d’augmentation ont été validées lors de notre expérimentation d’autodétermination ».
Il témoigne néanmoins que cette démarche
« oblige à être cohérent et rigoureux, sinon on met sur la table des problèmes potentiellement explosifs »
et souligne que la transparence doit être accompagnée d’explications, car lorsqu’elle met en lumière des inégalités sans explications, elle peut créer des tensions et des incompréhensions au sein de l’entreprise.
Oeil du coach : Aliocha Iordanoff
Le sujet de la transparence des salaires a ses adeptes et ses détracteurs.
Parmi les grands bénéfices qu’on peut en attendre. Cela crée un rapport d’honnêteté dans l’entreprise entre la direction et les salariés. Cela démystifie également le sujet des salaires et des rémunérations. Et cela permet de beaucoup mieux traiter les tensions existantes puisqu’elles sont fondées sur une réalité des rémunérations et non pas sur des rémunérations imaginées ou fantasmées.
Les détracteurs de la transparence sur les salaires craignent en général que communiquer les salaires de tous les collaborateurs pourrait générer de la jalousie par comparaison. Il faut bien se dire que de toute façon, la comparaison a lieu. Elle n’est pas toujours nommée ni assumée, mais tous les humains se comparent entre eux. Et notre cerveau, quand il ne dispose pas des informations réelles. Il cherche à les fabriquer, y compris avec des données fantasmées ou des informations de faible qualité telles qu’une discussion de machine à café qui nous fait dire que tel collègue ou tel manager aurait un salaire comme ceci ou comme cela.
D’une certaine manière, on pourrait dire que le salaire transparent ne crée ni plus ni moins de jalousies ou de tensions, mais il permet que ces tensions soient connues et traitées avec beaucoup plus de maturité. Nous pensons que des organisations qui sont transparentes sur les salaires créent des rapports beaucoup plus adultes entre les collaborateurs et entre salariés et employeurs. Évidemment, ce ne sont pas des transformations à prendre à la légère, car les impacts psychosociaux peuvent être importants et les réactions fortes chez certaines personnes. C’est donc une démarche qui doit s’accompagner d’un travail de réflexion et de prise de conscience sur nos rapports personnels à l’argent et à la valeur. Il peut y avoir également un enjeu de données personnelles sur le fait de communiquer ces informations.
Il semble par ailleurs qu’aller vers la transparence des rémunérations est un vrai mouvement de société, y compris accompagné aujourd’hui par les législateurs. Nous avons même une directive européenne sur la transparence des rémunérations qui date de mai 2023 et qui va renforcer des mesures d’application comme l’égalité des rémunérations entre hommes et femmes grâce à un mécanisme de transparence beaucoup plus poussé. Donc, les entreprises seront obligées au plus tard en 2026 de donner de la transparence avant l’embauche sur les écarts de rémunération.
Nous avons déjà une multitude d’exemples d’entreprises qui ont pris les devants et qui passent du salaire confidentiel au salaire transparent en publiant en interne les rémunérations de tout le monde. En général, les organisations qui ont fait ce mouvement ne reviennent pas en arrière. C’est bien la preuve que c’est une dynamique vertueuse qui a beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.
Pour aller plus loin sur les sujets du rapport à l’argent au travail , retrouvez notre podcast Oser Parler d’argent sur toutes les plateformes de diffusion.
Les difficultés rencontrées lors des expérimentations salariales
Dans le cadre de l’expérimentation par les managers d’une autodétermination des salaires, Matthieu a quant à lui vu se générer une uniformité non souhaitée :
« Ils se sont tous donnés le même salaire, incapables d’assumer une différence, ce qui m’a frustré car je voyais des écarts de performance »
De son côté, Edouard a dû surmonter l’inquiétude liée à l’autodétermination des salaires :
« J’ai eu beaucoup de regards inquiets, tant internes qu’externes sur l’idée que tout le monde pourrait s’attribuer des augmentations. En effet, si jamais tout le monde se rajoute 20 %, la boîte va couler ».
La question de la rémunération des dirigeants
Concernant la transparence sur leur propre salaire, Céline Cusset a choisi de ne pas rendre le sien public.
« Je ne fais pas partie de la grille salariale, en partie parce que je suis TNS (travailleur non salarié) et que ma rémunération est plus complexe à intégrer dans le système. Le salaire est très variable, il y a d’autres indemnités à côté. »
Néanmoins, elle reste ouverte à l’idée de partager cette information à l’avenir, tout en soulignant l’importance d’un accompagnement pour éviter des interprétations erronées.
Matthieu, quant à lui, fait preuve d’une transparence partielle. Son salaire et celui des autres dirigeants sont facilement déductibles en raison de l’échelle salariale stricte d’un rapport de 1 à 3 entre les plus bas et les plus hauts salaires. « On rappelle régulièrement cette échelle dans l’entreprise, donc les collaborateurs peuvent facilement calculer notre rémunération », tout en reconnaissant que la question des salaires des dirigeants reste un sujet complexe à gérer en raison des écarts de performance perçus.
L’écart salarial chez Clinitex entre le salaire d’un agent de propreté et celui d’Edouard est de 1 à 8. Edouard a choisi une transparence totale sur sa rémunération, notamment lors de la publication des salaires sur l’intranet. Il témoigne que cette décision a fait tomber certains fantasmes.
«La réaction était “ah, seulement !” lorsqu’ils ont vu les plus hauts salaires qui étaient le mien et celui de mon père [fondateur de Clinitex] à l’époque. (…) Il y avait cette idée du patron multimillionnaire avec un salaire mirobolant, mais la transparence a montré que ce n’était pas le cas, ce qui a permis de dépasser les clichés »
Ce dernier se dit à l’aise avec sa rémunération, expliquant qu’elle est en adéquation avec ses besoins personnels : « Je m’estime suffisamment payé pour couvrir mes besoins, et je ne cherche pas à accumuler des richesses ».
Les enjeux pour les dirigeants : accompagner et clarifier
Pour ces dirigeants, accompagner les collaborateurs est essentiel. Céline insiste sur l’importance d’un cadre évolutif :
« Le salaire ne doit pas être un élément démotivateur »
affirme-t-elle, en soulignant que l’argent est souvent secondaire pour les nouveaux entrants. Chez Arcadie, Matthieu note que la pédagogie autour des chiffres financiers est encore un défi :
« On pourrait certainement prendre plus de temps pour expliquer certaines notions comptables complexes »
admet-il.
Conclusion
La transparence salariale et l’autodétermination des salaires ne sont plus des concepts futuristes : ils sont déjà une réalité dans de nombreuses entreprises, et un vrai sujet de réflexion pour d’autres. Ces initiatives nécessitent néanmoins de la réflexion et de la préparation pour que chaque décision soit prise en conscience. Dirigeants, responsables RH, pourquoi ne pas vous engager vous aussi vers un chemin qui permet de dépasser le tabou de l’argent au travail et de faire autrement ? Envisagez des démarches adaptées à la réalité de votre organisation, en tenant compte des expériences inspirantes partagées ici.
Emma Louwagie
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