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Je suis Aliocha, Leader et Source de Sémawé, et dans cet article je vous raconte comment nous déterminons nos propres salaires.

Depuis quelques années, les associés de Sémawé expérimentent des systèmes de décision collective sur la rémunération. Dans cet article je vous explique notre cheminement et jusqu’où nous sommes allés sur la transparence des chiffres et le processus décisionnel de la rémunération de chacun.
Actuellement, tous les associés participent à la décision sur les rémunérations. Chacun se positionne sur son propre souhait de rémunération et, en même temps, sur la rémunération qu’il estime pertinente ou “juste” pour les autres.

C’est un processus que l’on vit deux fois par an. Les premières fois permettent de s’essayer à la mécanique, mais aussi de commencer une réflexion au regard de l’activité en cours. L’exercice nécessite d’avoir de la visibilité sur les chiffres de l’année en cours et une première estimation du volume d’argent que l’on sera capable de dédier à notre masse salariale. C’est une donnée d’entrée déterminante pour mettre en place un processus de décision autonome. L’exercice en lui-même se déroule sur une demi-journée. C’est un processus qui se tient en présence de tous les associés et qui comprend plusieurs étapes :

1.  La situation financière

Le processus commence avec un exposé de la situation financière et comptable : l’état de la trésorerie, les projections sur le compte de résultat, sur le bilan qui se termine, sur l’évolution du chiffre d’affaires, l’évolution des coûts fixes, des charges variables, de nos marges, etc. Le but de cette première phase est de porter à la connaissance de tout le monde les éléments clés de la mécanique financière de l’entreprise.

2.  Un espace libre de questions et de partages

S’ensuit un temps de questions de clarification à travers le processus de la réunion de triage issu de l’Holacratie. Chaque associé peut apporter tout point qui lui semble pertinent. L’objectif est d’utiliser un temps très libre pour amener tous les sujets et préoccupations qui concernent de près ou de loin la rémunération. C’est un moment où chacun peut expliquer les choix faits pendant l’année : notre implication dans le travail, la manière dont les congés ont été pris ou non pris, la quantité de temps investi dans l’entreprise etc.

3.  Explicitation du temps passé “hors travail”

La phase suivante consiste à partager des informations pour prendre conscience du temps passé hors travail. Chaque associé prend ses congés de manière libre dans l’année, en les notant de manière explicite dans son agenda. Les jours sont compilés dans un tableau. A cette étape, chacun peut prendre connaissance du nombre de jours de congés pris au cours de l’année par chaque associé.

4.  Critères de positionnement

Cette phase consiste à dire de manière très libre les critères que chacun va prendre en compte quand il va procéder à l’exercice de positionnement des salaires qui suit. Cela peut être tout critère que la personne juge pertinent pour évaluer sa propre rémunération et celle des autres. Cette étape est très intéressante car elle permet de prendre conscience de la manière dont chacun raisonne par rapport à l’argent. Il est assez passionnant de se rendre compte à quel point, dans une équipe de dix personnes, il n’y a pas deux personnes qui raisonnent de la même manière.
Nous assumons que ces critères sont parfaitement subjectifs. Il n’y a aucune recherche d’objectivation dans notre processus.

5.  Auto-positionnement relatif et positionnement des autres

La cinquième phase nécessite l’utilisation d’un tableau de calcul partagé et consiste en un positionnement relatif des uns par rapport aux autres. Très concrètement, chaque individu se positionne sur l’indice 1 et, par rapport à ce chiffre, positionne tous les autres. Si je propose le double de mon salaire pour un autre associé, je vais lui mettre un indice de 2. Si je propose le tiers de mon salaire pour un autre associé, je vais proposer 0,3 ; soit ⅓ de 1. Nous ne parlons pas encore d’argent à ce stade.

C’est une équation qui n’est pas simple à réaliser parce qu’il s’agit d’apprendre à positionner les autres par rapport à soi-même. L’exercice est en même temps extrêmement intéressant car ces équations et prises de décision sont habituellement réalisées par les RH. Ici, tout le monde se prête au jeu et partage cette difficulté cognitive de porter une évaluation sur les autres, en assumant la part totalement subjective. Cet exercice nous permet de laisser la place à différentes appréciations de ce qu’est un écart de salaire pertinent dans une entreprise comme la nôtre.

6.  Estimation d’un salaire pour soi

La sixième phase de l’exercice consiste en un moment de réflexion individuelle sur la rémunération que l’on estime “juste” pour nous-mêmes. Ici c’est un nombre en euros mensuels net. Par exemple, si j’écris que je veux pour salaire 4000€ et que je propose un indice de 0,5 pour un autre associé, le tableau calcule un salaire de 2000€ pour lui. Le fait de voir le nombre en euros peut provoquer un besoin d’ajustement. On peut possiblement se rendre compte que l’on a surévalué ou sous-évalué ce ratio de différenciation entre soi et les autres.

Cette étape étant terminée, on revient tous sur un même onglet qui compile l’ensemble des données, où l’on peut voir apparaître ses propres ratios et nombres en euros, ainsi que ceux des autres. Le tableau calcule pour chaque individu une moyenne des salaires proposés pour lui par chacun des associés. Dans deux colonnes, côte à côte, on peut voir le salaire que l’on a demandé pour soi-même et le salaire que les autres ont estimé pertinent ou “juste” pour nous. Évidemment, pendant cette phase d’observation on peut tout à fait retourner dans son onglet personnel pour d’éventuels ajustements si on estime que, en voyant certains écarts, cela change à nouveau notre avis. Le système reste dynamique.

Nous avons constaté deux éléments notables dans la mise en place de ce processus. Premièrement, en général, l’écart est très faible entre le salaire demandé pour soi et le salaire estimé par les autres. Par ailleurs, la plupart du temps, le salaire calculé par les autres est plus élevé que le salaire demandé pour soi-même.

Une fois cette mécanique terminée, une moyenne complète est calculée à partir du montant calculé par les autres et du montant estimé par soi. Cela donne un salaire pour chaque individu.

7.  Tours d’objection

La dernière étape consiste en 2 tours d’objection. Le premier suit le processus de la décision intégrative et va chercher si la décision prise sur la rémunération de chaque personne pourrait causer du tort pour l’organisation. Il serait par exemple objectable que la masse salariale totale dépasse ce que l’on est capable de se payer. Une fois cette étape passée, un deuxième tour d’objection s’ensuit, cette fois au sens de la décision par consentement (qui vient de la sociocratie). La question est ici de savoir si chaque individu peut vivre avec la décision que nous sommes en train de prendre. En l’absence d’objection, la grille de salaire est validée, elle devient l’étalon de rémunération pour tous les associés.

Un système responsabilisant

A travers ce changement de système de rémunération, mon intention était de créer un mécanisme de décision qui soit responsabilisant pour tout le monde. Je cherchais également un moyen d’échapper au piège tendu par le lien de subordination proposé par le code du travail : l’employeur ayant toute autorité pour déterminer les salaires, le salarié est là pour négocier au mieux et revendiquer ce qu’il peut pour son salaire. Ce lien de subordination crée une verticalité et un rapport humain antagoniste.

Sémawé étant une Scop, nous sommes assis des deux côtés de la table, à la fois associés et salariés. L’objectif était de créer un système où en adultes responsables, on puisse tenir compte des besoins individuels de reconnaissance, d’argent, de confort etc. et en même temps, des besoins de l’entreprise. Elle doit faire des bénéfices, faire des réserves, préparer le temps long etc.

Notre système de rémunération vise à générer cela. Les effets que je peux constater aujourd’hui sont que cela crée un terrain plutôt mature de discussion autour de l’argent. En tant que dirigeant de l’entreprise, ce système m’a également permis d’obtenir de l’aide dans la décision. Pendant une dizaine d’années, j’ai été la personne qui décidait des salaires pour les autres, et c’est une décision extrêmement difficile. Comment juger ce qui est un bon salaire pour quelqu’un ? Faut-il augmenter le salaire de quelqu’un seulement quand il le demande, ou faut-il le proposer avant ? Que faire lorsqu’il y a besoin de baisser un salaire, en cas de difficultés économiques ? Sortir de la solitude de décision et recevoir l’aide d’un processus d’intelligence collective est très précieux face à ces questions complexes.

Pour quels résultats ?

Au plan humain, un système de décision collective sur la rémunération crée un rapport beaucoup plus solidaire à l’argent. J’ai pu voir à quel point cela a permis aux associés de prendre conscience de la nécessité de faire des économies pour l’entreprise. De la même manière qu’en tant qu’individu, dans sa vie privée, on peut vouloir faire des économies pour des projets futurs, en tant qu’associé, on a envie de la même chose pour notre entreprise : garder des réserves et distribuer l’argent sous forme de rémunération avec parcimonie.

Parmi les autres résultats, cela a permis, notamment sur une période un peu épineuse, de baisser significativement nos salaires et de le vivre d’une manière très sereine. Tout le monde a compris le sens de cette décision et personne n’a quitté l’entreprise. La décision n’a pas été subie, car l’autre alternative aurait été de réduire la taille de l’équipe. Nous nous sommes questionnés en équipe et cela nous a permis de prendre la décision de baisser nos salaires pendant 18 mois. Cela crée une robustesse et une résilience pour notre organisation qui est incroyable. Après avoir vécu ça, on peut se dire, en quelque sorte, que l’on peut tout traverser.

Un modèle à reproduire ?

Notre système de rémunération est un prototype qui nous permet de développer des compétences d’accompagnement sur le sujet de l’argent. Je me garderai bien de donner des conseils. Mon intuition étant que si un changement de système de rémunération est mal préparé ou mal vécu, cela peut générer des situations extrêmement tendues. Un système de décision collective sur la rémunération nécessite d’avoir travaillé en profondeur le sujet du rapport à l’argent en équipe. Le sujet est épineux dans la mesure où la plupart des personnes ont une multitude de croyances et de projections sur l’argent, sans savoir d’où elles proviennent. Débattre ou discuter sur la base d’opinions et de croyances s’avère très complexe car il est difficile de se convaincre. Nous ne sommes pas dans le champ de la raison.

Par ailleurs, un mécanisme très transparent sur les finances, la comptabilité ou encore le compte de résultat, permet de faire de la pédagogie. Cela permet à chacun de s’approprier les enjeux financiers de l’entreprise. Ce genre de processus est très engageant, il demande une réelle motivation de la part des dirigeants. La direction doit être capable de tenir cette décision dans la durée, de l’argumenter et de l’expliquer aux nouveaux salariés.

Conclusion

On peut retenir de notre expérience qu’il est possible d’essayer des choses nouvelles et différentes dans les entreprises pour parler d’argent et définir les rémunérations. Je ne crois pas que notre système soit parfait. Je crois qu’il nous convient bien en ce moment. Nous continuons de le faire évoluer chaque année, à partir de nos apprentissages. Si nous prenons le soin de créer des contextes de discussion et d’expression appropriés et sécurisés, non seulement nous pouvons parler d’argent au travail, mais nous pouvons même aller vers des processus de décision participatifs.

Aliocha Iordanoff

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