« Dans Holacracy, on apprend d’abord à ajouter. Puis, plus tard, on découvre qu’il faut aussi savoir enlever. »
— Dennis Wittrock, Holacracy verstehen (2024)
Depuis plusieurs années, des chercheurs comme Stefan Kühl observent une tendance naturelle des organisations pratiquant l’Holacratie à dériver vers ce qu’il appelle l’hyperformalisme : une inflation de règles, de rôles et de politiques qui finissent par s’accumuler comme des strates géologiques.
Chaque réunion de gouvernance ajoute une nouvelle structure… mais rares sont celles qui en retirent.
Peu à peu, cette accumulation crée ce que Kühl nomme les « Sédiments de formalité » (Formalitätsruinen) : des éléments de gouvernance devenus obsolètes, que plus personne ne lit ni ne remet en cause, mais qui encombrent toujours les archives de l’organisation. Une sorte d’entropie bureaucratique, progressive mais bien réelle.
Ce n’est pas un biais individuel, mais un effet systémique observé dans de nombreuses organisations et y compris chez Sémawé parfois.
Le piège de la gouvernance additive
Dennis Wittrock, praticien et chercheur en Holacratie, décrit ce phénomène comme un stade immature de la pratique : celui où l’on ne fait que « rajouter ».
À ce moment-là, l’équipe apprend à manier les outils de la gouvernance, mais elle n’a pas encore intégré sa dimension écologique : la nécessité d’élaguer régulièrement le système pour préserver sa vitalité.
C’est un peu comme un jardin que l’on planterait sans jamais tailler : tout pousse, mais plus rien ne respire.
De la gouvernance additive à la gouvernance soustractive
Avec le temps et l’expérience, certaines organisations apprennent une autre posture : celle de la gouvernance soustractive.
Elles cessent d’ajouter des rôles ou des politiques chaque fois qu’une tension est ressentie, et commencent à questionner la pertinence de ce qui existe déjà.
Elles réalisent que l’élégance d’un système ne se mesure pas à la quantité de ses règles, mais à la qualité de son discernement collectif.
Voici des pistes pour évoluer vers cette maturité de fonctionnement en Holacratie.
1. Soutenir une pratique minimaliste
D’abord, questionner chaque ajout. Avant d’introduire un nouveau rôle, un pouvoir de contrôle avec un domaine ou bien une règle dans un cercle, vous pouvez poser des questions de clarification comme :
- « Que se passerait-il si ce domaine n’existait pas ? »
- « Y a-t-il déjà eu un dommage concret par le passé ? »
- « Quand un tort s’est produit, comment as-tu essayé de le corriger ? »
Je vois trop souvent des postures contrôlantes où, face à un dysfonctionnement dans un projet, le réflexe consiste à créer un nouveau pouvoir de contrôle. En se posant ces questions, les membres du cercle pourront proposer des alternatives bien plus légères et qui maintiennent de la fluidité dans les possibilités d’initiatives.
Si le facilitateur ne l’a pas fait, rappelez-vous aussi que vous pouvez à tout moment lui demander de tester si la proposition de gouvernance qu’on étudie répond bien aux critères de validité d’une proposition. A savoir, que le proposeur doit pouvoir :
- décrire une tension que la proposition réglerait pour l’un des rôles du proposeur ; et
- partager un exemple d’une situation réelle passée ou présente illustrant cette tension ; et
- fournir une explication raisonnable de la manière dont la proposition aurait réduit la tension dans cet exemple.
Cf. Article 5.3.1 de la Constitution
Autrement dit, un domaine ou une règle ne devrait être créée que si son absence causerait un tort réel à la capacité du cercle à fonctionner. Cela réduit considérablement la “dérive des domaines” — cette tendance à tout protéger, tout verrouiller, au détriment de la fluidité.
2. La règle, et l’esprit de la règle
Connaissez-vous le principe de la clôture de Chesterton ? On pourrait résumer cette idée de G. K. Chesterton, ainsi : « Si vous trouvez une clôture sans savoir pourquoi elle est là, ne la supprimez pas avant d’avoir compris sa raison d’être. »
Ce principe est souvent invoqué pour justifier la prudence : “on ne sait pas pourquoi cette politique existe, donc on la garde”. Comme un principe de précaution conservateur. Mais appliqué sans discernement, il fige tout changement en particulier si la raison d’être des règles et des pouvoirs de contrôle n’a pas été documentée dans le système de gouvernance.
La solution serait de noter, pour chaque ajout d’une règle, l’esprit de la règle.
Ainsi, des années plus tard, un cercle pourrait décider de la supprimer ou de la mettre à jour en connaissance de cause, sans crainte de “détruire quelque chose d’important”.
Les logiciels de visualisation des holarchie ne permettent pas tous de faire cela, mais c’est une des raisons pour lesquelles j’aime beaucoup Nestr. Dans Nestr, on peut paramétrer un champ spécifique rattaché à une règle pour noter ce contexte qui indique l’esprit de la règle et ainsi faciliter son interprétation. (Ça ne se voit pas sur le site, mais l’outil Nestr est disponible en français)
Cela aide à la compréhension et l’appropriation des règles, c’est le premier bénéfice, et cela soutiendra l’élan d’élagage lorsque quelqu’un se rendra compte que la raison pour laquelle on s’était doté d’une règle ou d’un processus à un moment donné n’existe plus.
3. Créer des rituels de gouvernance soustractive
Peut-être avez-vous déjà expérimenté une “place de marché des rôles”. Cet exercice consiste en une “grande démission” de tout ou partie des rôles, en vue de repenser toutes les affectations de rôles. Cette idée permet de créer un mouvement de fond dans les organisations, à partir de l’évolution des compétences de ses membres, des élans personnels, de besoins réels et non imaginés dans les cercles.
De la même façon, l’exercice de la revue de rôle permet à un membre de l’organisation de passer en revue la liste de ses rôles et de se poser au passage des questions très précises sur l’interprétation des redevabilités, la clarté du domaine, la pertinence même de certains rôles..
Ce serait une excellente pratique d’installer un rituel pour que les leaders de cercle, procèdent au même exercice c’est-à-dire une revue des rôles du cercle dont ils sont leader, pour se demander ce qui pourrait être retiré de la gouvernance sans rien perdre de sa précision ni de sa fonctionnalité.
Et vous pouvez même ancrer cela dans votre gouvernance en ajoutant une redevabilité pour le leader de cercle ou bien pour les facilitateurs ou le scribe, de procéder régulièrement à une revue de simplification d’allégement de la gouvernance.
Même si rien n’interdit de supprimer un rôle ou une politique, peu de cercles le font vraiment. La suppression reste une initiative individuelle, rarement une pratique collective assumée.
Je vous invite à voir cela comme un signal de la maturité d’un système de self-management, car si la pratique régulière inclut aussi de supprimer les règles ou des rôles, cela veut dire que le système va éviter la sédimentation bureaucratique de choses absurdes et obsolètes.
Un signe de maturité organisationnelle
Ce passage de l’addition à la soustraction traduit une évolution de la conscience collective : on cesse de voir la gouvernance comme une mécanique à perfectionner, pour la vivre comme un organisme à entretenir.
Il ne s’agit plus de “mettre de l’ordre”, mais de préserver la vitalité — en retirant ce qui encombre, ce qui fige, ce qui ne sert plus.
Une gouvernance mature n’est pas celle qui a tout prévu, mais celle qui respire et permet de produire de l’innovation en continu en s’appuyant sur le présent plutôt que sur la mémoire du passé..
Pour aller plus loin
Dennis Wittrock développe ces réflexions dans son livre Holacracy verstehen – Kritik, Wissenschaft, Praxis (Schäffer-Poeschel, 2024). Un ouvrage d’une grande finesse, qui met en dialogue les pratiques de terrain en Holacratie, les critiques universitaires avec des cadres de références comme la pensée intégrale de Ken Wilber et l’ombre de Jung.
Et si ce livre n’est pas encore disponible en français… il se pourrait bien que ça change bientôt. Work in progress !

Aliocha Iordanoff
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