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Ce que le « régénératif » nous invite à revisiter dans nos organisations.

Croire que nos organisations humaines vont réparer les écosystèmes abîmés par l’activité économique me semble une posture bien prétentieuse.
Alors, comment prendre ce mouvement au sérieux, sans tomber dans l’illusion d’omnipotence ? Comment accompagner ce désir sincère de transformation, tout en gardant une profonde modestie ?

C’est ce chemin que je vous propose d’explorer ici : en reliant le régénératif à la question de la Source, à la Spirale Dynamique, et à une nouvelle stratégie de robustesse, plus féconde que la quête sans fin de performance.

Le mot « régénératif » est aujourd’hui sur toutes les lèvres. Les entreprises veulent devenir « régénératives », les territoires aussi, et certaines marques commencent même à en faire un argument marketing, comme un label de responsabilité. Pourtant, une évidence s’impose : le vivant n’a pas attendu les entreprises pour se régénérer.

Dans ce contexte, la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC) a joué un rôle majeur. Elle a permis à des milliers de dirigeants d’ouvrir les yeux sur l’urgence écologique et sur leur responsabilité, tout en leur donnant des repères positifs et pragmatiques pour se mettre en mouvement. Grâce à la CEC, des entrepreneurs de tous horizons expérimentent une bascule intérieure : celle qui fait passer d’une logique d’optimisation économique à une logique de contribution au vivant. Ce mouvement est porteur d’un véritable élan collectif, sincère et nécessaire.

Pour autant, un risque guette : croire que nos entreprises vont « sauver le vivant » comme on répare une machine abîmée Croire que l’économie humaine va « régénérer » le monde est, en soi, une vision un peu orgueilleuse, non ?

Alors comment accueillir cet élan vers le régénératif sans basculer dans la prétention ? Comment canaliser cette énergie nouvelle, en gardant une profonde modestie, et surtout, en renforçant la robustesse de nos organisations dans un monde devenu hautement imprévisible ?

C’est ce chemin que je vous propose d’explorer ici, en reliant le régénératif :

  • à la question de la Source (qu’est-ce qui anime vraiment une organisation ?),
  • à la Spirale Dynamique (comprendre les évolutions de conscience collectives),
  • et à la construction de la robustesse comme une stratégie vitale, plus féconde que la recherche de performance.

 

1. Le vivant, la régénération, et l’humilité nécessaire

La régénération est l’état naturel du vivant. Les forêts repoussent après un incendie. Les sols s’enrichissent par la décomposition de la matière organique. La vie trouve toujours des chemins de résilience et d’expansion.

Depuis des milliards d’années, la nature invente des mécanismes d’adaptation, de réparation et de renouvellement bien plus puissants que tous nos processus humains réunis.

Ce processus de régénération n’a donc pas besoin de nous. Nous sommes, au mieux, invités à nous y réinscrire. Parler « d’entreprises régénératives » nous invite à un profond geste d’humilité.

Une organisation dite « régénérative » ne doit pas se penser comme un acteur extérieur qui viendrait « réparer » ce qui est abîmé. Elle est une tentative – fragile, précieuse – de se réaligner avec les lois systémiques du vivant : cycles, interdépendances, diversification, sous-optimalité fertile.

Dans cette optique, la vraie question n’est pas : »Comment mon entreprise peut-elle être régénérative ? » mais plutôt « Comment mon entreprise peut-elle cesser de s’extraire du vivant et redevenir un acteur humble parmi d’autres dans son écosystème ? »

Cette posture demande un vrai basculement intérieur pour les leaders d’organisation, que la CEC a commencé à semer dans les esprits : passer de l’idée que nous serions les « sauveurs de la planète » à celle que nous sommes d’abord appelés à retrouver notre juste place au sein du vivant.

Une entreprise alignée sur cette conscience n’est plus centrée sur elle-même : elle devient un nœud vivant au sein d’un tissu plus vaste. Tout d’un coup, la notion de raison d’être des organisations prend toute sa puissance et son sens. Une raison d’être qui n’est pas au service de l’organisation ou de ses membres mais bien au service du vivant, s’inscrivant dans une vision systémique du monde, voire holistique !

Ce changement de regard est fondamental pour aborder avec justesse ce qui nous attend.

Et il prépare le terrain pour comprendre pourquoi la robustesse — et non la seule performance — doit devenir la nouvelle boussole de nos organisations.

À partir de cette conscience retrouvée de notre appartenance au vivant, une question stratégique émerge pour toutes les organisations : Que cherchons-nous à cultiver ? De la performance immédiate, ou bien de la robustesse sur le long terme ?

2. De la performance à la robustesse : un changement de paradigme

Pendant des décennies, la performance a été la valeur phare de nos entreprises. Faire mieux, plus vite, moins cher. Gagner des parts de marché. Optimiser les process. Maximiser les profits. Cette quête obsessionnelle a façonné le visage du monde économique moderne. Elle correspond parfaitement à une logique Orange dans la Spirale Dynamique : celle du succès individuel, de l’efficacité et de la compétitivité. Elle a permit un développement de l’humanité à un rythme fou ! Et nous en profitons beaucoup.

Mais aujourd’hui, ce modèle montre ses limites. Dans un monde devenu chaotique, incertain, complexe et volatil, la performance seule devient une stratégie fragile. Elle nous pousse à avancer toujours plus vite, sans toujours vérifier si nous courons dans la bonne direction.

La transition vers une économie régénérative nous appelle à changer d’altitude :

  • Passer de l’optimisation à la résilience.
  • De l’exploitation des ressources à leur fertilisation.
  • De la domination sur la nature à la coopération avec elle.

Ce changement correspond à l’émergence d’une nouvelle vision du monde, celle que Frédéric Laloux a popularisée en parlant d’entreprises Opales — ces organisations du niveau Jaune de la Spirale Dynamique. Des entreprises qui ne cherchent plus à « performer » sur des indicateurs standards, mais à s’aligner avec leur raison d’être profonde, en intégrant pleinement les dimensions humaines, sociales et écologiques.

La robustesse devient alors une stratégie centrale. Non plus briller à court terme, mais tenir, évoluer, se régénérer en lien avec les transformations du vivant.

La robustesse ne se décrète pas. Elle se cultive à travers des principes simples mais exigeants : subsidiarité, alignement sur les raisons d’être, autonomie consciente des individus, gouvernance organique. Et c’est ici qu’entre en jeu un levier essentiel : la subsidiarité fonctionnelle au cœur des organisations.

3. La subsidiarité : bâtir des organisations robustes

Face à la complexité croissante de notre environnement, vouloir tout contrôler devient non seulement vain, mais contre-productif. La robustesse organisationnelle passe alors par un principe clé, encore sous-estimé : la subsidiarité.

La subsidiarité repose sur une idée simple et puissante : chaque décision doit être prise au niveau le plus proche possible de l’action.

Autrement dit :

  • Ce sont les personnes qui sont au contact de la réalité qui sont les mieux placées pour agir.
  • La structure hiérarchique n’est pas là pour « ordonner » mais pour soutenir, clarifier et protéger les marges de manœuvre.

En cultivant la subsidiarité, une organisation devient naturellement plus adaptative, plus vivante : elle respire au rythme de son environnement au lieu de lutter contre lui.

L’Holacratie est un exemple d’architecture organisationnelle qui a intégré la subsidiarité dans l’ADN même de son fonctionnement. Chaque cercle (équivalent d’un département vivant) dispose d’une raison d’être propre, alignée avec celle de l’organisation globale, mais adaptée à son contexte spécifique. Chaque rôle à l’intérieur du cercle est, lui aussi, animé par sa propre raison d’être, avec des redevabilités précises.

Cela crée un organigramme vivant, évolutif et surtout au service de la robustesse, plutôt qu’un schéma rigide figé sur des fonctions ou des statuts.

Prenons un exemple concret :

  • Un rôle de Communication n’est pas là « pour communiquer tout court », ni pour « faire du chiffre » en publiant frénétiquement.
  • Sa raison d’être pourrait être, par exemple : « Favoriser un écosystème relationnel harmonieux et conscient autour de l’organisation. »

Alors, ses actions de communication seront évaluées non sur leur « quantité », mais sur leur alignement avec cette mission profonde.

Peut-être que cela consistera à ralentir les prises de parole, à privilégier l’écoute, à donner plus de visibilité à des initiatives locales, plutôt qu’à maximiser la diffusion d’un message marketing standardisé.

La robustesse ne se mesure pas à la productivité brute, mais à la capacité de chaque rôle, de chaque cercle, de rester aligné sur sa raison d’être, même dans la tempête. C’est ce type d’alignement organique qui permet aux organisations Opales d’être à la fois résilientes, adaptatives et profondément contributives.

Ce principe d’autonomie alignée n’est pas nouveau. Il trouve une profonde résonance dans la doctrine sociale de l’Église, qui reconnaît depuis plus d’un siècle que « ce qu’un échelon inférieur peut faire par lui-même, l’échelon supérieur ne doit pas le faire à sa place. » Respecter la subsidiarité, c’est respecter l’intelligence locale, la capacité de chaque cellule à percevoir et agir selon son contexte.

Le biomimétisme vient aussi confirmer cette intuition naturelle : dans les systèmes vivants, il n’y a pas de centre de commande unique. Chaque organisme, chaque entité vivante agit localement selon les informations disponibles, contribuant ainsi à l’équilibre global de l’écosystème.

C’est cette philosophie, humble et puissante, qui inspire notre travail chez Sémawé. Nous venons d’obtenir la labellisation B Corp, une reconnaissance exigeante qui évalue à la fois l’impact social, environnemental et la gouvernance des organisations.

Un label qui témoigne que la robustesse, loin d’être un concept abstrait, peut se traduire en engagements concrets et vérifiables. Construire des organisations plus vivantes n’est pas un vœu pieux : c’est un chemin exigeant et possible. C’est ce type d’alignement organique, enraciné dans la subsidiarité, qui permet aux organisations Opales d’être à la fois résilientes, adaptatives et profondément contributives.

4. Cultiver la robustesse collective : semer sans rigidifier

Vouloir « faire du régénératif » pourrait facilement devenir une nouvelle injonction, un nouveau standard à atteindre, avec ses bonnes pratiques, ses certifications, ses cases à cocher. Or, la vie ne se décrète pas par un label : elle se cultive, jour après jour, dans la nuance et l’expérimentation.

Pour qu’une organisation devienne réellement robuste — et donc capable d’apporter une contribution régénérative durable — il est crucial de semer des cultures d’apprentissage vivant :

  1. Accepter que la transformation est un processus non-linéaire
    Un organisme vivant évolue par tâtonnements, par essais et erreurs. De la même manière, chaque organisation doit cultiver un rapport sain à l’expérimentation.
  • Oser essayer sans garantie de succès.
  • Accepter l’échec comme une source d’information.
  • Réaliser des rétrospectives fréquentes pour ajuster le cap.

  1. Installer la réflexivité collective
    À travers des outils comme le Forum Ouvert, les cercles de gouvernance adaptative, ou des espaces de rétrospectives régulières, il devient possible de :
  • Partager les apprentissages,
  • Identifier les tensions émergentes,
  • Nourrir la capacité collective à évoluer en conscience.

  1. Aligner les actions sur les raisons d’être
    Comme en Holacratie, chaque projet, chaque initiative, doit être relié à une raison d’être explicite. Non pour restreindre, mais pour libérer les énergies autour d’un fil rouge clair. Un collectif robuste est un collectif qui sait pourquoi il agit, et non simplement comment il agit.

  1. Favoriser des logiques d’interdépendance, non d’homogénéité
    La robustesse vient de la diversité des approches, des rôles, des points de vue. À l’image d’un écosystème vivant, la coopération naît de la différence, pas de l’uniformité.

  1. Accepter la sous-optimalité comme une force du vivant
    Dans un environnement vivant, la perfection n’existe pas. Les écosystèmes naturels ne cherchent jamais à être « optimaux » au sens industriel du terme. Ils privilégient la robustesse sur l’optimisation immédiate. La nature maintient des marges, du redondant, des interactions parfois « inutiles » mais précieuses pour la résilience globale.

    Vouloir rendre une organisation parfaitement efficace, au cordeau, sans aucune perte ni friction, c’est la rendre fragile face à l’imprévu.

    En cultivant la sous-optimalité :

    • Nous acceptons qu’il y ait parfois des redondances dans les rôles, des temps morts dans les projets, des marges de sécurité dans les flux.
    • Nous reconnaissons que l’excès d’optimisation est une tentation du paradigme Orange, qui finit par tuer la capacité d’adaptation.

Une organisation robuste ressemble plus à une forêt qu’à une usine : elle laisse la place au désordre fertile, à l’inattendu, au possible. Faire de la place à la sous-optimalité, c’est créer des organisations qui peuvent véritablement s’ajuster, muter et se régénérer quand le contexte l’exige.

En résumé :

  • Il ne s’agit pas de décréter que nous sommes « régénératifs ».
  • Il s’agit de créer les conditions pour que la robustesse émerge, s’enracine et se renouvelle, en permanence.

C’est dans cette humilité structurée que peut naître, doucement mais sûrement, une véritable dynamique régénérative.

Conclusion : la robustesse : une stratégie pour demain

Le vivant ne nous demande pas de le sauver. Il nous invite simplement à retrouver notre juste place : celle d’acteurs conscients au sein d’un écosystème complexe et interdépendant.

Dans cette dynamique, vouloir construire des organisations régénératives est une magnifique intention — à condition de la porter avec humilité. À condition de comprendre que nous n’inventons rien : nous ne faisons que réapprendre à vivre selon des lois qui nous précèdent.

La robustesse devient alors notre meilleur guide.

  • Non plus la performance pour elle-même, mais la vitalité sur le long terme.
  • Non plus la standardisation, mais la subsidiarité vivante.
  • Non plus la communication de surface, mais l’alignement profond sur les raisons d’être.

Chez Sémawé, cette conviction structure notre travail. Elle a guidé nos expérimentations internes — du choix de l’Holacratie comme mode d’organisation, jusqu’à l’obtention récente de notre labellisation B Corp, reconnaissance de notre engagement sincère pour un impact durable.

Nous croyons qu’il est possible d’entreprendre autrement :

  • En s’appuyant sur la force du vivant plutôt que contre lui.
  • En cultivant des organisations capables d’évoluer, d’apprendre et de se transformer en conscience.

C’est ce chemin que nous accompagnons : non en proposant des modèles tout faits, mais en aidant chaque collectif à retrouver sa Source, à réancrer son action dans ce qui est vivant et porteur pour lui. Seul ce qui est vivant est capable de régénérer la vie. Le reste est une illusion de maîtrise.

Aliocha Iordanoff

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