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Une interview proposée par Aliocha, PDG fondateur de notre SCOP Semawe.

Romain de Tellier dirige ARC Industries, à Voiron près de Grenoble. Nous avons échangé lors du Forum Ouvert des Trophées de la Paix Économique sur les formes d’entreprises qui permettent de mieux partager la valeur créée.

Chez Semawe, nous avons choisi le format de la SCOP, gouvernée en Holacratie, car cela répondait à ce que nous voulions faire. Dans notre métier de l’accompagnement, nous avons une structure financière ultra-légère. Notre unique coût de fonctionnement, c’est la matière grise, ce sont les salaires. Pas de machine, pas d’atelier, pas d’investissement financier important. 

En revanche, chez ARC Industries que tu as reprise il y a 5 ans, la question est très différente car tu as dû procéder à de nombreux investissements.

Romain, selon toi, à qui appartient une entreprise et quelle forme permet le meilleur partage de valeur ?

C’est une question complexe qui nécessite d’observer l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise. Pour moi, il y a un lien à faire entre propriété et rémunération de la valeur créée.

Quand on rachète une société, c’est souvent avec un apport personnel, mais aussi et surtout avec l’argent de la banque et donc “grâce” à elle. 

Par la suite, on rembourse la banque avec les fonds générés par le travail des salariés.

Nous bénéficions également d’aides de l’état à un moment ou à un autre, par exemple au travers de subventions d’investissement. Sans ces subventions, nous investissons moins fort, moins vite, donc nous générons moins d’activité. L’entreprise fait aussi partie d’un système d’interactions avec ses fournisseurs et ses clients. Si on enlève un des acteurs du système cela ne fonctionne plus. 

Alors puisque c’est grâce aux banquiers, salariés, fournisseurs, clients, collectivités que l’entreprise existe et tourne, est-ce qu’elle appartient à toutes ces personnes qui participent à créer de la valeur ? Cette vision a évidemment une limite : ce n’est pas parce que quelqu’un aide à la génération de valeur, que la chose lui appartient. Le notaire ne devient pas co-propriétaire de votre appartement parce qu’il a aidé à rédiger l’acte de vente. 

On pense aussi souvent que l’entreprise appartient à l’actionnaire. Pourtant l’actionnaire détient des actions, pas l’entreprise. Ces actions ne lui donnent pas un droit de décision. C’est le président qui a le pouvoir de décision. On pense souvent que ce que l’actionnaire dit est ce qui doit être fait, mais c’est juridiquement faux ! C’est le président qui a le pouvoir.

Dans le cas d’ARC Industries, j’ai des associés actionnaires qui sont ce qu’on appelle des “silent partners”, c’est à dire qu’ils ne participent pas à la gestion de l’entreprise. En dirigeant ARC, j’apporte ma garantie personnelle, j’y passe mes journées (et parfois mes nuits!) et je prends un risque financier personnel considérable, mais sans leur investissement dans le capital de départ, nous n’aurions pas pu racheter via un LBO.

Un LBO, qu’est-ce que c’est ?

En anglais, un Leveraged Buy-Out ou LBO. C’est une technique financière d’achat d’entreprise qui permet d’avoir un effet de levier financier en empruntant de quoi racheter une entreprise par la création d’une société holding qui recourt à l’emprunt.

Si vous réalisez un LBO, vous pouvez aussi tout à fait mettre un dirigeant salarié aux commandes de la société, ne pas y mettre les pieds, et à la fin du remboursement, les actions vous “appartiennent”. Si vous la revendez, par rapport à votre investissement de départ, vous pouvez récupérer 15, 20 fois votre mise, c’est le principe du LBO : ce n’est plus un taux d’investissement, c’est un taux d’usure ! Vous serez pourtant le propriétaire des actions de cette entreprise sans jamais avoir participé à créer de la valeur. 

Dans le modèle de la SCOP il y a une redistribution théorique, mais qui, selon moi, n’est pas ajustée par rapport au travail qui est fait, notamment en termes de stratégie. On bénéficie du résultat à l’instant T, et il n’y a pas de rémunération de la valeur de l’entreprise à long terme. 

Je pense que l’actionnariat salarié pourrait répondre à cette problématique. Dans mon entreprise, des gens vont partir d’ici peu, ils auront participé à la création de valeur qui génèrera du cash dans quelques années, mais eux n’en cueilleront pas les fruits. Si l’actionnariat salarié était en place, celui qui part pourrait laisser ses parts dans l’entreprise et les vendre plus tard et ainsi bénéficier de la création de valeur à plus long terme.

Aujourd’hui c’est donc une question complexe qui m’anime, et je souhaite en tout cas travailler à toujours mieux partager cette valeur, et en premier lieu avec les salariés.

Est-ce que cette question de la propriété de l’entreprise est d’actualité pour toi dans ce contexte de la crise du Covid-19 ?

Cette crise a mis en lumière que si les entreprises ne sont pas aidées par l’état, tout le monde plonge : entreprises, banques, salariés. Cela dit, le confinement est une décision politique qui met l’économie en péril donc cela me semble normal que l’état accompagne. Je pense quand même qu’une contrepartie pourrait être envisagée pour les entreprises qui s’en sortiront encore mieux après grâce à ces aides.

Elle a soulevé également la question de la décision qui est liée à celle de la propriété. Qui décide de quoi à quel moment ? De mon point de vue, l’implication opérationnelle du dirigeant est inversement proportionnelle à la taille de l’entreprise. On peut considérer que ce sont les décisions opérationnelles qui font la création de la valeur, mais elles sont impulsées par les décisions stratégiques du dirigeant. Est-ce que la réussite de la stratégie doit être mieux valorisée que la décision opérationnelle ? 

Dans une Gouvernance Partagée comme en Holacratie, cette question de décision a un impact. Si une équipe gouvernante partage la stratégie et l’opérationnel, elle bénéficie des fruits de ses décisions. 

Lors de notre première réunion de crise nous nous sommes questionnés sur le mode de décision à mettre en place en cette période. Je ne voulais pas changer le mode de gouvernance global. Lorsque j’ai interrogé les salariés, ils ont répondu qu’ils voulaient continuer à donner leur avis, mais qu’ils préfèreraient aussi que certaines décisions me reviennent. Je me rends compte que les gens trouvent logique dans ces moments-là que la décision appartienne au dirigeant.

Est-ce que tu veux nous parler du rapport entre la propriété et la prise de risque ?

La prise de risque pose en réalité la question de la rémunération du risque. Et tu remarques qu’encore une fois, j’associe la notion de propriété à la notion de rémunération.

Un investisseur qui veut 10% par an de rémunération de son investissement, à 10 ans, ce n’est pas choquant, et cela permet de faire vivre l’entreprise. Mais est-ce que l’entreprise lui appartient parce qu’il a pris un risque financier ? Il ne participe pas au développement de l’entreprise, et cependant son capital est nécessaire.

Pour autant, je me repose la question, le dirigeant actionnaire principal « possède-t-il » plus l’entreprise parce qu’il prend plus de risque ?

Tout cela revient à la question précédente, quelle est la bonne rémunération entre la prise de risque financière, et l’engagement quotidien, entre le travail et le capital ? Pour ma part, il me semble que l’actionnariat salarié répond le mieux à cette question. 

Maintenant, à chacun d’inventer la solution qui lui paraîtra la plus juste et la plus équitable !

Merci Romain pour ton éclairage sur cette question de la propriété de l’entreprise. Nous continons à explorer ce sujet dans deux articles : L’interview d’Aliocha Iordanoff, dirigeant de notre SCOP et la vision de Jeanne, coopératrice, salariée associée !

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