Je m’appelle Emma Louwagie et je cumule deux activités professionnelles depuis quelques mois : je suis à la fois stagiaire chez Semawe, une entreprise coopérative qui fonctionne en Holacracy et facilitatrice dans une école démocratique, “l’Atelier des Possibles” qui utilise elle aussi Holacracy pour son fonctionnement. Dans cet article, je vous raconte l’histoire de cette école unique en son genre, qui a décidé il y a un an d’adopter le système Holacracy et d’intégrer tous les membres, enfants et adultes, dans cette aventure. Ma position à la fois externe et interne me permet de vous raconter, avec mes mots, le cheminement d’une école démocratique vers “Holacracy”.
Vous avez dit école démocratique ?
L’Atelier des Possibles a été créé il y a trois ans avec un modèle de gouvernance démocratique. Cette école s’inscrit dans un réseau international d’écoles démocratiques qui s’inspire de la pédagogie “Sudbury”, école de notoriété mondiale basée au Massachusetts. Ce modèle se base avant tout sur le principe de libre arbitre. A L’Atelier des Possibles, l’enfant a le droit d’apprendre ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut et avec qui il veut. Il s’agit de laisser les enfants prendre en main leur propre éducation en apportant le soutien dont ils ont besoin pour y parvenir. L’école prône la responsabilité et l’autonomie des individus, enfants et adultes. Les règles de l’école sont élaborées et modifiées par le collectif tout entier, enfants compris. Le quotidien suit un rythme personnalisé, avec des temps individuels et collectifs, des explorations de jeux libres, des temps formels sur demande, des échanges intenses et parfois légers, selon la curiosité de chacun. Le respect du règlement et l’entretien de l’école sont pris en main par l’ensemble du collectif. L’école accueille une trentaine d’enfants de 5 à 15 ans accompagnés par une équipe de « facilitateurs ». Ces facilitateurs sont des adultes bénévoles ou employés par l’école qui accompagnent les enfants dans leurs projets personnels, ainsi que dans leur appropriation des outils d’Holacracy.
Une école alternative sur le chemin d’Holacracy
Il y a un peu plus d’un an, l’Atelier des Possibles a pris la décision de changer radicalement son approche en termes de gouvernance en adoptant Holacracy. Devenir une organisation mature en Holacracy ne se fait pas en un jour, et les membres de l’école sont encore aujourd’hui dans une exploration quotidienne des possibilités qu’offre Holacracy.
Des rôles au-delà des personnes
Avec Holacracy, un rôle attribué à une personne, ou en l’occurrence, à un enfant lui donne toute autorité dans ses actions pour répondre à la raison d’être du rôle. La gouvernance d’Holacracy responsabilise et autonomise ainsi les enfants à travers les rôles qui leurs sont attribués. Emile (13 ans) m’explique ses différents rôles : “J’ai le rôle « facteur » qui est de déposer le courrier dans les boîtes aux lettres, j’ai le rôle « animateur Mélane », où j’anime la mélane tous les matins, un moment où les membres de l’école se rassemblent et font des annonces, s’il y a des activités communes par exemple. J’ai aussi le rôle « facilitateur » où j’anime les réunions de gouvernance et de triage du cercle quotidien opérationnel”. La répartition des rôles permet aussi une répartition du pouvoir dans l’école et s’inscrit dans la continuité de la philosophie “démocratique” de l’école. Marie-Laure, facilitatrice à l’ADP témoigne : “Lorsque nous avons créé l’école, nous avons mis en place un système de gouvernance par consentement, dans lequel nous prenions en considération l’avis de chacun. Toutes les décisions se prenaient en Conseil d’École, tout était centralisé et c’était extrêmement chargé, y compris mentalement. Il y avait aussi des prises de pouvoirs etc… Avec Holacratie nous avons pu déléguer des domaines, des prises de décision etc… Aujourd’hui le pouvoir et les responsabilités sont moins centralisés.”
Systématiser l’explicite
Holacracy s’appuie sur la certitude que l’explicite est essentiel dans une organisation qui recherche des relations saines et durables entre ses membres. La réunion tactique et la réunion de gouvernance permettent de traiter les tensions des membres de l’école et de faire évoluer les politiques. Marie-Laure, nous raconte ce qui a changé avec Holacracy dans les prises de décisions de l’école : “Aujourd’hui, on n’est pas obligé d’être au courant des décisions de tout le monde. Si j’ai besoin d’un budget pour aller faire du jardinage, je vais aller voir le rôle budget activité, je ne suis pas obligée de passer par un Conseil d’École. Et si j’ai un problème avec ce rôle alors il y a des instances pour le traiter. Aujourd’hui c’est plus clair, tu peux t’appuyer sur la Constitution, sur ce système qui est bien rodé. Moi aujourd’hui ça m’apporte de la clarté, et qui fait que quand j’agis, je peux m’appuyer sur quelque chose qui est déjà construit.”
Que signifie Holacracy pour les enfants ?
Les enfants membres de l’Atelier des Possibles dont l’âge varie de 5 ans à 15 ans s’approprient chacun à leur manière et à leur rythme les instances prévues par Holacracy.
Clément (9 ans) nous explique comment chacun peut faire évoluer les règles de l’école :
“Quand tu as un problème, si tu veux créer une règle tu vas en réunion de gouvernance ou alors dans un cercle comme le cercle écran.”
Les réunions de gouvernances sont régulières et permettent d’apporter des réponses de façon rapide et efficace. Paul-Augustin (12 ans) a passé une nouvelle politique en réunion de gouvernance : “j’ai passé une règle sur les chaussures, que tout le monde range ses chaussures à l’entrée parce que les gens mettent tout au milieu et comme c’est moi qui range l’entrée ça me pose problème.”
L’Atelier des Possibles a adapté certaines instances prévues par Holacracy, comme les réunions de gouvernance, pour répondre aux besoins spécifiques des enfants : les politiques issues des réunions de gouvernance constituent le règlement intérieur de l’école.
Le regard du coach
Être accompagné par un coach professionnel en Holacracy est rapidement devenu une nécessité lorsque l’Atelier des Possibles a décidé de changer de mode de gouvernance. L’école a donc fait appel à Aliocha Iordanoff, coach en Holacracy et fondateur de la Scop Semawe, qui accompagne bénévolement l’école depuis 2 ans.
Interview Aliocha Iordanoff
Quels sont les challenges principaux auxquels l’Atelier des Possibles a été confronté (en intégrant Holacracy dans la gouvernance) ?
Il y a des challenges pour toute organisation qui adopte Holacracy, c’est en soi un défi donc ces challenges sont vécus par l’ADP comme par n’importe quelle organisation qui adopte Holacracy. C’est une épreuve globale parce que c’est un changement de paradigme organisationnel complet.
Il y avait des basiques, des fondamentaux qui étaient intéressants à l’ADP parce qu’il y avait déjà une culture qui tenait plutôt de la sociocratie c’est-à-dire une culture où on essaie de gouverner en cercle. Ce n’était pas extrêmement précis, il y avait pas une Constitution, il n’y avait pas de processus complètement établis, néanmoins un certains nombre d’outils de la boîte à outils de la sociocratie comme la gestion par consentement, ou les élections sans candidats, qui font que dans un cercle on peut se réunir et prendre des décisions d’une manière qui est déjà plus intelligente et plus élaborée que le vote majoritaire par exemple.
C’est intéressant parce qu’il y a certains de ces principes que l’on va retrouver en Holacracy néanmoins c’est quand même un challenge parce qu’on va quitter ce monde là qui est très pluraliste et empathique et qui cherche absolument à convenir à tous les individus pour leur permettre de se sentir bien avec une intention très bienveillante. On ne va pas le trouver tel quel en Holacracy parce que le système de gouvernance est absolument neutre. Le système de gouvernance n’a pas d’empathie. Les humains qui sont dedans peuvent en avoir, mais en tant que système lui, n’a pas d’empathie, il est juste là pour faire fonctionner une organisation. Donc le changement de paradigme est que l’on se décentre des individus vers l’organisation. C’est un pas qui n’est pas facile à voir et à faire parce que ça demande de bouger à l’intérieur de soi-même. Ça n’est pas vrai que pour l’Atelier des Possibles, c’est vrai partout. Même si quelque part, peut-être que ce pas là, dans les entreprises est parfois plus facile. Parce que c’est souvent assez clair pour, par exemple un salarié dans une entreprise, il sait qu’il n’est pas l’entreprise. Il n’y a pas de confusion entre l’individu et l’entreprise. Dans un projet associatif, alternatif et aussi ambitieux et caractérisé que l’Atelier des Possible, c’est moins évident et finalement on peut observer une personnification assez forte, et cette distinction entre rôle et personne, qu’on appelle la différenciation en Holacracy, reste je pense un grand challenge qui n’est pas terminé à l’Atelier des Possibles.
Un autre challenge important c’est de passer vers une organisation constitutionnelle, utiliser ce vocabulaire et partir du principe que l’on va avoir une Constitution pour faire fonctionner une organisation c’est un changement de modèle mental. Et pour le dire dans des mots du langage courant on pourrait dire que c’est une forme de professionnalisation de l’organisation, elle se dote d’un outil de fonctionnement pour fonctionner le mieux possible. Donc c’est comme si, tout d’un coup, on va la prendre un peu plus au sérieux qu’avant, tellement au sérieux qu’on va lui donner une constitution, ce qui permet qu’elle ne dépende pas des individus. C’est à dire que les règles du jeu, la raison d’être et la manière dont cette raison d’être s’exprime ne dépendent pas des individus qui sont à la tête de l’organisation où en situation de leadership mais bien de son système de gouvernance. Donc c’est un peu comme quand les Etats sont sortis du féodalisme pour aller vers un état de droit pour arrêter le fait du prince et cette autorité arbitraire ; il faut qu’on mette une règle en dessus des humains. Les organisations qui vont vers la constitutionnalité font le même chemin. Et au lieu que ça soit juste une équipe de fondateurs qui tient le projet, on va mettre des règles au-dessus qui font que même le jour où ces fondateurs partent, le projet peut continuer.
Holacracy avec des enfants, ça donne quoi ?
C’est un autre challenge ! Non pas parce qu’ils sont enfants mais parce que parmi ces enfants certains ne sont pas encore à l’aise avec l’écrit, et beaucoup ne sont pas encore connectés numériquement : pas d’adresse mail, pas de d’usages du web etc…Les outils numériques sont de super soutiens dans les gouvernances du type holacratique. Si on n’utilise pas le numérique, tout faire en papier peut devenir un peu lourd. Je pense que c’est un des enjeux à l’Atelier des Possibles parce qu’il faut à la fois transposer des choses dans la sphère numérique et dans la sphère physique (papier). Mais la principale difficulté que j’ai rencontré en tant que coach, c’est la croyance des adultes qu’Holacracy est trop compliqué pour des enfants. Et je le vois vraiment comme une projection des adultes qui trouvent eux, que c’est compliqué, donc ils supposent que ça sera beaucoup trop compliqué pour les enfants. Ça a été amené notamment auprès des enfants comme quelque chose de compliqué, donc de difficile. Donc les enfants ont peu embarqué. Quand mon fils me raconte certains jeux de rôle qui ont lieu dans la cour d’école, ils ont des règles plus compliquées que les règles d’Holacracy ! Je pense que les enfants n’ont pas de problèmes avec les règles complexes, alors que les adultes, oui. Parce que dans une école démocatique qui va favoriser l’autonomie, la libre initiative etc; il y a une sorte de croyance un peu subtile et parfois diffuse que cette liberté là va avec l’absence de règles. Holacracy comme tous les systèmes de gouvernance distribuée, propose un principe libéral de droit négatif, c’est-à-dire qu’il y a des règles, mais tout ce qui n’est pas interdit on a le droit de le faire. Ca c’est un principe de base d’Holacracy. Cela suppose d’accepter qu’il y a des règles, et notamment des règles de processus de réunion. J’ai pu constater que par exemple l’adoption de certains processus de réunion était vécue comme quelque chose de difficile pour certains membres adultes, mais pas tant chez les enfants. Il y avait, avant Holacracy, des pratiques de réunion, notamment des conseils d’école, qui fonctionnaient avec la gestion par consentement sur toutes les décisions. Ce qu’on n’a absolument pas en Holacracy parce qu’on va au contraire favoriser l’autonomie des rôles. Ces décisions par consentement étaient des décisions interminables sur des micro-sujets qui aboutissaient à une forme de tyrannie de l’individu sur le collectif puisque n’importe qui pouvait bloquer n’importe quelle petite décision. Ca a aussi créé une sorte de pouvoir par la disponibilité, c’est à dire que les individus, enfants ou adultes qui étaient les plus disponibles pour venir à toutes les réunions, avaient beaucoup plus de pouvoir que ceux qui venaient moins aux réunions. Puisque tout se passe dans les réunions. En Holacracy on a des processus de réunion mais les réunions représentent peut être 5% du temps, les régles d’Holacracy continuent de vivre y compris en dehors des réunions.. Donc c’est un système de gouvernance qui n’est pas juste un système de réunion.
Quelques mots sur ce que tu as pu observer en venant coacher les membres de l’école ?
Il y a eu un certain nombre de réunions que j’ai accompagné et coaché dans lesquelles il y avait enfants et adultes et il y en a eu quelques unes où il n’y avait que des enfants. C’était les plus faciles ! Les réunions les plus compliquées à coacher pour tenir le processus en tant que coach, c’était des réunions où il n’y avait que des adultes. Donc j’ai pu constater par l’expérience que c’est pas plus compliqué pour les enfants. Là où par contre il y a un vrai enjeu qui probablement n’est toujours pas résolu c’est de leur faire faire le premier pas. Qu’ils viennent. Qu’ils se saisissent de ça. Et ça c’est quelque chose qui n’est pas tout à fait terminé aujourd’hui. Ça veut dire que les membres adultes sont plus actifs aujourd’hui dans les rôles, la gouvernance, la saisie des rôles… l’idéal serait qu’ils arrivent eux-mêmes à se mettre en posture de coach auprès des enfants. Pour qu’Holacracy ne soit pas une consigne où on leur dit “toi tu vas en réunion”, mais qu’on leur dise “tu sais, ton problème là, si tu vas en réunion tu pourras mieux le résoudre que si tu n’y vas pas.” Et si les adultes commencent à faire ça avec les enfants, les enfants saisissent qu’une réunion de gouvernance ou tactique est géniale parce qu’ils vont enfin pouvoir expliciter leurs attentes, ça va devenir un outil qui leur appartient, qu’ils vont adopter. Mais il faut que les adultes soient coachant, c’est-à-dire ne pas faire à leur place, mais les aider à s’émanciper. Et ça en Holacracy c’est explicité, en particulier pour les facilitateurs qui ont la redevabilité d’être coach. Le facilitateur en Holacracy coach les membres pour les aider à s’approprier les règles du jeu. C’est, je pense, un des rôles clé dans son adoption.
Démocratiser Holacracy
Lorsque l’on parle d’Holacracy, la plupart des gens imaginent des équipes de professionnels en costume-cravate devant leurs ordinateurs. Mais pourquoi pas un groupe d’enfants assis en cercle qui créent un rôle “compost” ? Nous avons ici l’exemple qu’Holacracy n’est pas un système de gouvernance bureaucratique et réservé au monde du travail ou même à des adultes. Il peut s’ouvrir et s’adapter à d’autres publics, d’autres formes d’organisations. Il est d’autant plus pertinent auprès de groupes qui ont besoin d’autonomie et de responsabilités pour leur épanouissement comme des enfants.
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