Chez Sémawé, la transparence des salaires est un sujet qui ne fait plus débat. Pourtant, sa mise en place a soulevé des questions, des résistances et a nécessité des ajustements. Aliocha Iordanoff, président et fondateur, nous partage son retour d’expérience sur cette démarche audacieuse inspirée par l’honnêteté radicale et les apprentissages qui en ont découlé.
Sémawé a mis en place la transparence des salaires depuis plusieurs années. Comment est née cette décision ?
Aliocha Iordanoff : « Comme beaucoup de PME, nous avions une approche classique : les salaires étaient négociés individuellement et restaient informellement confidentiels. En tant que dirigeant, j’étais seul à trancher ces décisions, en essayant de m’appuyer sur des critères que je trouvais pertinents… sans jamais être complètement satisfait de leur légitimité. Pourquoi untel mériterait-il plus qu’un autre ? L’ancienneté, la performance, la responsabilité… tous ces critères avaient leur validité, mais aussi leurs limites.
Mais en devenant une coopérative en 2017, la question s’est posée naturellement : si nous partagions la gouvernance, pourquoi ne pas partager aussi cette responsabilité ? Au début, l’équipe était réticente. L’argent, dans l’entreprise comme ailleurs, reste un sujet tabou. Mais quelques mois plus tard, la transparence est devenue une évidence. Nous avons simplement rendu accessibles toutes les informations sur un drive partagé… et ça n’a rien changé. Les peurs de jalousie ou de conflit ne se sont pas matérialisées. C’est même devenu un non-sujet au sein de l’équipe. »
Est-ce que cette transparence a transformé la perception des salaires dans l’entreprise ?
A.I. : « Oui, et de manière très intéressante. L’accès aux informations a permis de dépasser les suppositions et les fantasmes. Avant la transparence, certaines personnes imaginaient des écarts de salaires bien plus importants qu’ils ne l’étaient réellement. On pense souvent que la transparence va générer plus de tensions, alors qu’en réalité, elle les apaise. Le simple fait de voir noir sur blanc la répartition salariale permet de réduire les doutes et d’éviter des frustrations fondées sur des perceptions erronées.
On a aussi observé un phénomène récurrent : dans presque tous les cas, quand un collaborateur propose son propre salaire, il est inférieur à l’estimation que lui attribuent ses collègues. Loin du cliché des employés qui surestiment leur valeur, on se rend compte que c’est souvent l’inverse. Beaucoup sous-évaluent leur contribution, soit par manque de confiance, soit par peur du regard des autres. L’autodétermination, redonne du pouvoir et de la reconnaissance aux équipes. »
Avez-vous mis en place une grille de critères pour fixer les rémunérations ?
A.I. : « Non, nous avons fait un autre choix. Les grilles de salaires donnent une illusion d’objectivité, mais en réalité, elles restent arbitraires. Chaque entreprise choisit ses critères – ancienneté, performance, polyvalence – mais aucun n’est universellement juste. Ce qui est perçu comme « juste » dépend largement de nos expériences personnelles et de notre rapport à l’argent.
Nous avons préféré faire le pari d’un modèle hybride : chacun exprime les critères qui sont importants pour lui permettre de déterminer le juste niveau de rémunération pour lui et les autres, puis son souhait de rémunération, et les collègues donnent ensuite leur propre estimation du salaire qui leur semble cohérent pour cette personne. Nous faisons ensuite une moyenne des propositions. Cela permet d’inclure à la fois une part d’autodétermination et une validation collective. Ainsi, la rémunération n’est ni totalement individuelle, ni totalement imposée par un système rigide. »
Rendez-vous sur cet autre article de notre blog pour découvrir « Le système de rémunération transparent et collectif de Sémawé« .
Quels défis avez-vous rencontrés en appliquant cette approche ?
A.I. : « Le principal défi, c’est le rapport personnel à l’argent. Ce n’est pas juste une question rationnelle : notre perception de l’argent est profondément ancrée dans notre histoire, notre éducation et nos croyances. Certains ont du mal à demander plus, par peur d’être perçus comme égoïstes ou injustes. D’autres sont gênés par l’idée même que leur travail puisse être jugé par leurs pairs.
Ce sont des discussions complexes mais nécessaires, et notre modèle permet de les rendre plus sereines. Le fait d’impliquer tout le monde dans le processus évite que les décisions soient vécues comme arbitraires. Mais il faut aussi accepter que, malgré tous les efforts, il restera toujours une part de subjectivité et de ressenti personnel. L’important, c’est d’avoir des espaces pour en parler et ajuster le système collectivement quand cela s’avère nécessaire. »
La transparence a-t-elle supprimé le sentiment d’injustice ?
A.I. : « Pas totalement, et c’est normal. Au début, j’avais cette ambition naïve de faire disparaître toute frustration. Mais j’ai compris que l’injustice est une perception, pas un fait objectif. Ce que l’un considère comme un critère valable (ancienneté, responsabilité, contribution directe…), un autre peut le contester.
Ce qui compte, c’est d’avoir un espace pour en parler et pour ajuster les règles collectivement quand c’est nécessaire. Aujourd’hui, nous avons une méthode qui fonctionne bien, mais elle n’empêche pas totalement les moments de tension. La différence, c’est que ces tensions peuvent s’exprimer ouvertement, sans générer de conflits latents et sans risquer que ces conflits prennent de l’ampleur sans être adressés. »
D’autres entreprises vous sollicitent pour mettre en place la transparence des salaires. Quels conseils leur donnez-vous ?
A.I. : « Ne sous-estimez pas l’impact émotionnel. Se parler d’argent dans une entreprise, c’est comme se parler de religion : ce sont des sujets intimes, chargés de croyances et de tabous. Il faut donc créer un cadre de dialogue respectueux du pluralisme des convictions et sécurisé.
Je crois que c’est important de ne pas chercher de solution parfaite dès le départ. Chaque entreprise doit adapter son modèle selon sa culture, ses valeurs et son historique. Il n’y a pas de solution clé en main. La transparence des salaires est un chemin, pas un but en soi.
Avant de donner un accès complet à l’équipe sur les salaires, prévoyez une préparation, comme un espace de partage sur le rapport à l’argent »
Pensez-vous que la transparence salariale deviendra la norme à l’avenir ?
A.I. : « Je pense qu’on va dans cette direction, notamment avec les nouvelles régulations européennes qui imposeront de communiquer des fourchettes de rémunération à poste équivalent à partir de 2026. Mais l’enjeu principal restera le même : l’argent cristallise beaucoup d’émotions et d’injustices perçues. La transparence seule ne suffit pas, il faut aussi des processus qui permettent d’en discuter et d’ajuster les décisions collectivement. »
Un dernier mot pour les dirigeants qui hésitent encore ?
A.I. : « La transparence n’est pas une fin en soi, mais un outil au service d’une entreprise plus juste et plus sereine. Si vous hésitez, commencez petit, expérimentez, et surtout, impliquez vos équipes dans la réflexion. Vous pourriez être surpris des résultats. »
💡 La transparence des salaires est un levier puissant pour renforcer l’engagement et la confiance au sein des équipes. Encore faut-il savoir l’aborder avec méthode et sensibilité. Chez Sémawé, cette expérience est aujourd’hui un pilier du fonctionnement interne… et une source d’inspiration pour d’autres organisations.

Aliocha Iordanoff
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